Bintou Keita est la Représentante spéciale du Secrétaire général des Nations Unies en République démocratique du Congo (RDC) et la Cheffe de la MONUSCO (Mission des Nations Unies pour la Stabilisation en RDC).
Dans le cadre de la nouvelle série, l’Art du Leadership, nous avons eu le privilège de poser quelques questions a Bintou, qui a partagé ses réflexions sur le thème du Leadership a l’ONU, l‘importance de la Charte, et les traits essentiels au leadership onusien notamment dans les contextes complexes de crises.
Bintou, vous travaillez à l’ONU depuis 1989 et occupé depuis longtemps des postes de leadership importants. Qu’évoque pour vous la question du leadership a l’ONU?
La première question qui me vient a l’esprit est la suivante: sommes nous encore, serviteurs civils de l’ONU, pertinents ? Il existe cette attente de l’ONU d’incarner un leadership mondial, d’établir des normes et des standards internationaux, et de vivre en pratique ces valeurs universelles. C’est cela, selon la Charte, dont nous sommes redevables, auprès de ‘nous, les peuples’ du monde.
Et bien aujourd’hui, au vu des polarisations et des interdépendances, je crois que pour demeurer pertinente, l’ONU doit évoluer, et transformer la façon dont nous accomplissons nos responsabilités inter-gouvernementales. Avec les réseaux sociaux, l’information se dissémine plus vite que notre capacité de réaction. Donc pour demeurer redevable, nous devons amplifier et accélérer notre connexion au monde dans toute sa diversité et sa complexité.
L’ONU doit notamment être mieux connectée au nombre croissant de mouvements sociaux, aux jeunes, aux femmes, et aux organisations de la société civile de façon générale, et doit le faire au delà des mécanismes et des espaces formels et intergouvernementaux. Le leadership de l’ONU doit se réinventer et s’adapter à l’ère actuelle.
La plupart du temps, lorsque l’on parle de leadership ONU, on regarde ce que fait l’organisation, en termes fonctionnels et opérationnels, au siège et sur le terrain. Mais n’oublions pas que le leadership c’est avant tout de mener et d’inspirer des individus, des femmes et des hommes, au sein de l’organisation et en dehors.
En terme de communication autour des normes et des valeurs onusiennes par exemple, cela veut dire que l’on doit trouver et utiliser un langage qui parle aux gens du monde entier, et pas seulement se confiner à un jargon que seuls les responsables, les technocrates et les Etats membres comprennent.
Il semble que les leaders onusiens doivent accepter de dépasser leur zone de confort, et de ne pas s’adresser uniquement à leurs interlocuteurs traditionnels. Comment les amener à ce ‘dépassement’ ?
Il s’agit fondamentalement de gestion des individus et de créer un environnement où chacun et chacune se sent respecté en tant que personne. Il faut aussi que chacun à l’ONU s’investisse réellement et pleinement dans la réalisation des Objectifs de Développement Durable, quelle que soit sa fonction.
Et si l’on parle toujours et uniquement aux mêmes personnes, les mêmes états d’esprit, les même reflexes et les mêmes schémas utilisés pour résoudre les problèmes globaux persisteront. Si l’on veut penser et agir differemment pour de vrais solutions, il faut avoir le courage de bousculer le statu quo. Et l’on voit de nouveaux états d’esprit, de nouvelles façons de penser le monde apparaitre au sein même du secteur prive ; l’ONU a du retard que ses leaders doivent combler.
Enfin, en termes pratiques, dépasser sa zone de confort, cela veut dire dépasser les hiérarchies, les habitudes protocolaires surannées. L’ONU prêche l’inclusion et la participation auprès de ses Etats membres. Pourquoi alors maintenons-nous dans nos méthodes de travail en interne des pratiques rigides qui limitent l’inclusion, qui affaiblissent la participation ?
Aujourd’hui, dans notre façon de travailler, les jeunes professionnels ont peu l’occasion de s’exprimer, de contribuer. Leurs idées sont trop souvent filtrées et diluées à travers les rangs d’ancienneté. Souvent, ces idées perdent leur valeur transformative à mesure qu’elles remontent la chaîne hiérarchique.
On doit reconnaître et apprécier la diversité des talents au sein des nos équipes a tout niveau. Notre rôle, en tant que leader, est de libérer les talents de chacun et de faire en sorte que ces talents, ensemble, permettent à l’ONU d’atteindre son plein potentiel.
Cela implique que chacun doit accepter qu’il ou elle ne sait pas tout. Que nous avons besoin des autres pour compléter et enrichir nos connaissances et nos talents. Il faut créer de l’espace pour les contributions des autres.
Selon vous, quelles incitations existent en ce moment pour permettre aux leaders onusiens de dépasser leur zone de confort ? Ces incitations dépendent-elles des postes et des fonctions que l’on occupe ?
Cela dépend beaucoup des personnalités et caractéristiques individuelles. Il y a des choses qui peuvent être apprises, et d’autres qui sont innées. Mais je crois que tout le monde, à tout niveau, peut contribuer au changement positif.
Cependant le niveau, le ‘grade’ compte et les incitations que vous évoquez dépendent en effet des postes qu’on occupe. A ce titre, je pense que j’avais souvent plus de marge de manœuvre pour prendre des décisions novatrices quand j’étais sur des postes P4 ou P5 sur le terrain que sur des postes plus élevés, notamment au siège. Plus vous grimpez dans la hiérarchie, plus l’espace de créativité se réduit, car vous devenez plus visible, donc plus exposé.
Sur le terrain, on trouve plus d’occasions de remettre en cause les approches existantes, et d’explorer de nouvelles façons de mieux appuyer les gouvernements et les populations.
Enfin, pour moi, la meilleure incitation, c’est ce que pense les communautés qu‘on soutient, et d’entendre que l’ONU, parfois, répond à leurs attentes.
Vous avez travaillez dans de nombreuses situations complexes (en RDC, au Soudan, au Burundi par exemple). Quels traits de leadership sont selon vous essentiels dans ces contextes, et comment gérer les tensions, les pressions et les compromis ? .
Sur les principes et sur les valeurs, pas de compromis.
Dès que vous vous permettez un compromis, vous perdez votre authenticité et votre crédibilité, et cela est inacceptable.
La Charte dit clairement que les serviteurs civils internationaux doivent se comporter conformément aux valeurs et aux principes des Nations Unies à tout moment.
Bien que chaque contexte soit unique, que chaque contexte requiert des approches différentes, les traits essentiels du leadership onusien sont liés à tout moment a des valeurs et des comportements communs et essentiels. Ceux ci s’appliquent tout autant à la façon dont on travaille avec les communautés qu’à la façon dont on gère les pressions que différents acteurs exercent sur nous.
En tant que leader de l’ONU, il faut respecter le fait que pour assumer pleinement ses fonctions et ses responsabilités, il faut parfois accepter de ne pas être d’accord avec certains acteurs. Par exemple, pour mieux comprendre les dynamiques de conflit et de violence, pour pleinement jouer son rôle de médiateur, il faut pouvoir établir une relation avec toutes les parties prenantes, y compris des groupes ou des individus, disons, “controversés”. Cela bien sur ne plait pas toujours à tout le monde.
Comment gérer alors ces situations, et bien discerner les choix à faire, souvent sous pression ? Quels sont vos références, vos sources d’inspiration dans ces moments-là ?
Dès mon premier jour à l’ONU, j’ai fait de la Charte ma référence première. Il est bon de se rappeler de temps en temps les principes fondamentaux et la raison d’être de cette organisation.
J’essaie aussi de garder une vraie appréciation des réalités du service public, et notamment du fait que si certaines personnes n’aiment pas ce que je fais, je peux perdre mon travail. Mais je préfère une approche pleinement authentique, et défendre ce que je pense être juste, en dépit des risques personnels, que d’abandonner les valeurs et les principes de l’ONU.
A ce titre, la prestation de serment de l’ONU est devenue, malheureusement, une procédure bureaucratique. J’ai eu la chance de prêter serment en présence de leaders qui prenaient cette étape très au sérieux et qui m’avaient fait comprendre l’importance de l’engagement que je prenais. Jusqu’à ce jour, je ressens une forte connexion à ce moment et à ce serment, cela me donne une véritable énergie.
Vous avez souvent parler de bousculer les structures de pouvoir en place, et de remettre en cause les hiérarchies et les états d’esprit qui limitent l’inclusion. Qu’évoque pour vous le concept de leadership féministe?
Un oncle m’a dit un jour, en passant: “tu te comportes comme un homme, mais dans le corps d’une femme”. J’ai souvent repensé a ce qu’il voulait dire. Mon rôle, l’autorité que ce rôle accorde, ne correspondait pas à l’idée qu’il se faisait d’une femme.
De la même façon, l’idée que les femmes sont toutes pacifistes est fausse. J’ai entendu des femmes appeler à la guerre et elles-mêmes participer à des violences.
C’est pourquoi je suis réticente à appliquer des étiquettes à mes convictions ou à soutenir des idéologies spécifiques, surtout si cela peut être perçu comme une mise en opposition entre différents groupes.
Certains entendent le concept de leadership féministe comme l’idée que les femmes doivent prendre le pouvoir. Lors d’un débat sur la parité, la Vice-Secrétaire générale Amina Mohammed a dit un jour : « Avez-vous déjà vu un avion voler d’une seule aile ?”. L’idée est qu’on doit trouver un équilibre, et faire en sorte que tout le monde contribue selon ses capacités. L’humanité est diverse, et chacun a des talents uniques. Un leader doit trouver et alimenter ce qui nous rapproche, y compris nos valeurs communes, car c’est cela qui nous permet de travailler ensemble et d’améliorer le lot de notre humanité partagée.
Vous avez travaillé des “deux côtés de la premier avenue”, pour le Secrétariat et pour UNICEF notamment, au siège ainsi que sur le terrain. Comment cette mobilité a-t-elle influencé votre style de leadership ? Quelle importance accordez-vous à la mobilité pour être un leader efficace?
La mobilité est essentielle, à tout niveau : au sein d’une organisation, entre organisations, entre missions, sur le terrain et entre fonctions.
Plus vous êtes confronté à une multitude de perspectives, que celles-ci relèvent du maintien de la paix, de la protection, ou de la santé publique, plus vous comprenez la complexité du monde. Pour moi, la mobilité m’a permis d’être mieux à l’écoute d’expériences et de points de vue différents, et de mieux utiliser la diversité de compétences et de talents dont dispose l’ONU.
Mon espoir est que dans le cadre de son second mandat, le Secrétaire général António Guterres introduise une vraie mobilité, à tous les niveaux, ce qui permettrait à l’ONU de rester pertinente. Cela aiderait fortement à dépasser le clivage, là-aussi suranné, entre « Blue UN » et « Black UN », c’est-à-dire entre les humanitaires et les casques bleus.
Nos divisions actuelles sont artificielles et auto-entretenues. Par exemple, ici en RDC, il y a des endroits où la situation sécuritaire est telle que les humanitaires ne peuvent plus s’y rendre et aider les déplacés. J’ai donc suggéré que la MONUSCO les appuie, ce qui n’a pas toujours été bien reçu par certains collègues. Pour moi, c’est parfois assez simple : s’agit-il de défendre nos silos, ou de faire en sorte que des gens ne meurent pas de faim ?
Plus de mobilité nous permettrait à tous de mieux comprendre ce que le système tout entier peux faire, de se parler avec plus de respect, et de voir comment s’entraider dans la mise en oeuvre de nos mandats respectifs. Je pense réellement que si nous adoptions tous une perspective plus large, nous serions plus à même d’appuyer de vraies transformations dans la vie des populations que l’on sert.
Parfois encore, il s’agit d’un retour aux sources, et il faut rappeler à tous de délaisser les idéologies afin de se concentrer sur des solutions concrètes. Les mots ici sont importants. Disons les choses simplement: ces gens sont en train de mourir. Qu’allons-nous faire ?
Les opérations de maintien de la paix et la RDC en particulier ont une valeur émotionnelle forte pour la Fondation: nous commémorons cette année les 60 ans de la disparition de Dag Hammarskjöld, mort en route pour Ndola lors d’une mission de médiation. Quels aspects de la vie et de l’oeuvre du deuxième Secrétaire General des Nations Unies sont importants pour vous? Quel est son héritage pour le leadership des Nations Unies en 2021 ?
C’est à la fois professionnel et personnel.
Il y a quelque temps, je m’entretenais avec le président de l’Assemblée Nationale au sujet de la transition de MONUSCO et comment la préparer. Il m’a dit dès le début à quel point le peuple congolais était reconnaissant envers l’ONU pour les sacrifices que l’Organisation a faits pour la RDC, en commençant par le sacrifice fait par Dag Hammarskjöld. Il ne me l’a pas dit pour me faire plaisir. C’est une reconnaissance profonde, authentique.
Une fois à New York, on m’a offert un livre sur l’héritage de Dag Hammarskjöld. En le lisant, j’ai pensé aux traumatismes que vivent l’organisation et son personnel. Je pense qu’en plus des traumatismes individuels, la mort de Hammarskjöld représente aussi un traumatisme organisationnel. Quel est l’impact à long terme de la mort d’un leader si exceptionnel, mort dans des circonstances dramatiques et encore suspectes ? Combien d’entre nous sommes peut-être encore aujourd’hui inconsciemment marqués par cet évènement ?
Cela me rappelle un épisode au Soudan. Un jour, au cours d’une réunion, un officiel soudanais s’est mis à trembler d’émotion, même à se contorsionner, juste en entendant une référence à un accord de paix. Et d’autres participants ont ressenti le même effet physiologique. Sans même qu’ils expriment verbalement leur peur, ou leur colère, ou leur souffrance, ils vivaient ensemble, collectivement et au même moment des troubles de stress post-traumatique. Et en le constatant, je me suis dit : que puis-je faire pour les ramener au présent, et comment ensuite aller de l’avant ?
Il y a des traumatismes collectifs qui se transmettent de génération en génération par des comportements et des réactions particuliers, appropriés sur le moment mais qui inhibent la marche en avant. On sait par la science que le traumatisme peut être hérité.
Pour moi, le leadership, c’est en partie comprendre ces phénomènes. Si on ne fait pas attention à ce qui se trouve à la source des comportements humains, on ne peut pas rassembler tous les facteurs et réponses nécessaires à la construction de la paix pour tous.
En tant que leaders à l’ONU, on se doit tous de davantage se rapprocher des autres émotionnellement, au sein de l’ONU et en dehors. L’ONU a perdu son chef de famille en 1961. Comment a t-elle vécu cette perte? A-t-on fait entièrement notre deuil?
Je pense que peut-être non. Il reste de sa mort un certain traumatisme que l’on doit comprendre et intégrer dans notre marche en avant, avec sûrement d’autres traumatismes qui persistent, souvent non reconnus, et liés au travail que nous faisons.
Bintou Keita est la Représentante spéciale du Secrétaire général des Nations Unies en République démocratique du Congo (RDC) et Cheffe la MONUSCO (Mission des Nations Unies pour la Stabilisation en RDC).